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Mélanie

Le guitariste

Toutes les semaines, je l'attends. Nous l'attendons. C'est à dire mon père, mon frère, et moi. Il arrive généralement aux alentours de 15h, le mercredi après-midi. C'est le jour sur lequel nous sommes tombés d'accord car mon petit frère n'a pas d'école cet après-midi là, et mon père termine son travail plus tôt que d'habitude. Mon père est garagiste. Enfin mécanicien. La différence c'est qu'il a un patron. Mais le plus clair du temps, son patron n'est pas là, ou bien dans son bureau. Sauf le mercredi après-midi car il n'aime pas passer l'après-midi avec ses enfants, alors il vient au garage. Donc pour les gens qui amènent leurs voitures à réparer, c'est mon père le garagiste. Il ne le dit pas mais je sais qu'il en est très fier. Il ne se l'avoue pas à lui-même en fait. Mais dans la rue, quand un petit garçon le montre du doigt en disant à sa mère « Regarde Maman c'est le garagiste! », l'œil de mon père pétille tandis qu'il lève sa casquette à l'attention de l'enfant. Moi je pense que mon père est un noble dans son métier. Parce qu'il ne fait pas de la mécanique. Il répare les âmes des voitures. Leurs ecchymoses et épuisements sont soignées, et ce sans distinction entre les belles, les vieilles, les jeunes et les laides. D'ailleurs aucune n'est laide selon lui. Il les accueille toutes à bras grand ouverts, et se penche avec compassion sur leurs syndromes de métal. De ses mains calleuses, il réajuste les artères conductrices de divers fluides, greffe des pièces saines, soulage les carcasses endommagées. Le geste sûr et l'œil expert, il rend à ses bicoques une vitalité que la sortie d'usine ne leur a pas connue. Il ne s'est même pas laissé submerger par la rancune lorsque l'une d'elle, une très jalouse, a envoyé valser l'amour de sa vie, sa femme, ma mère, sur le bas côté. Elle qui acceptait pourtant de partager son homme avec des femelles à quatre roues... Eh bien c'est dans une drôle de pirouette pas très académique qu'elle est allé se fracasser le crâne sur le trottoir, avec ses pommes qui rebondissaient tout autour. Mon père a sauvé la meurtrière qui avait fini sa route contre le mur de briques rouges qui fait l'angle, ensuite il a pleuré durant quatre jours sans s'arrêter et sans dormir, et aujourd'hui jamais une goutte de sueur ne perle à son front, quelque insupportable que soit la chaleur. Quand il rentre du garage, il sent bon l'huile et l'essence et cette odeur embaume tout l'appartement, surtout le mercredi après-midi car il n'a pas le temps de prendre une douche. Il sert la main de notre visiteur d'une main noire de graisse qui ne s'en va plus, et celui-ci dit qu'il aime bien l'odeur, qui lui rappelle le garage de la maison de ses parents en Normandie. Mon petit frère également adore cette odeur. Il dit que ça sent le chaud. En rentrant de l'école, avant de prendre son goûter, il commence toujours par s’asseoir à côté de mon père qui lit le journal dans le canapé, pour sentir le chaud. Il s'assoit et respire profondément pendant quelques minutes. Ensuite il mange deux grosses tartines de pain beurré, puis s'enferme dans sa chambre pour « étudier » comme il dit. Il veut devenir astronaute, pour aller rencontrer les habitants des autres planètes. Il veut savoir s'il y a des arbres verts comme ici, et si les non-terriens font aussi la guerre. Il dit que ça ne peut pas être des humains car ce serait un manque d'imagination de la part du Hasard, et que, si la guerre est le propre de l'homme, alors il n'y a sans doute pas de guerre ailleurs que sur la Terre. Il pense que les formes de vie au-delà de la Terre sont inimaginables pour nos esprits étroits car on n'imagine qu'à partir de ce que l'on connaît déjà. Mon frère a 8 ans et demi et je crois qu'il a raison. Le mercredi, il étudie après le repas de midi que je prépare pour nous deux. On mange des pâtes au beurre avec un œuf au plat bien cuit parce que le blanc gluant c'est dégoûtant. Et beaucoup de gruyère. C'est notre repas du mercredi, c'est notre plat préféré. Ensuite il va étudier, et moi je lis. C'est difficile de se concentrer sur la lecture le mercredi, parce que je regarde les aiguilles tourner en attendant 15h. A 14h30, mon père rentre à la maison, et essaie de lire le journal, mais lui aussi suit les aiguilles. A 14h50, mon frère sort de sa chambre, et dit « je ne comprends pas grand-chose aux étoiles aujourd'hui... » d'un air étonné. Toutes les semaines la même phrase et le même étonnement. Et il va préparer du chocolat chaud. A 15h on frappe à la porte, et nos cœurs s'emballent. C'est un grand garçon avec des yeux souriant qui semblent regarder à travers vous. Il sert la main aux deux hommes de la maison et baise la mienne en disant « mademoiselle ». Mon frère apporte le goûter sur la table du salon, et le garçon s'assoit sur une chaise, sa guitare sur les genoux. Et il commence à jouer. Des petits airs espagnols, de grandes mélodies russes, des chansonnettes françaises d'un autre temps qu'il murmure « pour ne pas couper la parole à la musique ». Et nous écoutons, la tartine en suspension devant la bouche. Cela dure une heure, parfois un peu plus, parfois beaucoup plus. Les notes pénètrent dans chaque pore de notre peau. Lorsqu'il joue des morceaux de l'est, les poils de mes bras se redressent et je frissonne. On a l'impression d'être au bon endroit, au bon moment. Juste posés là sur le canapé, avec la musique qui nous enveloppe, qui remplit l'air, tout le vide. On a la sensation que rien ne peut nous arriver, que tout est bien. On se sent hors du temps, de la réalité, et en même temps comme si notre être reprenait consistance dans les vapeurs musicales. Comme si la sérénité déferlait sur nous en vague lente. Et on a peur, aussi, que ça s'arrête. Au bout d'un moment on commence à se dire qu'il va bientôt cesser de jouer, et chaque morceau qui débute nous soulage... Mais le garçon sait nous amener en douceur vers la fin. Si bien que lorsque ça se termine, on reste en lévitation pendant de longues minutes, on boit le chocolat chaud refroidi qui, lentement, dissipe l'engourdissement. Mais le bien-être perdure au-delà de la porte qui s'est refermée sur le musicien. Alors tous les trois, nous débarrassons les tasses, ramassons les miettes, en nous souriant, et passons le reste de la soirée dans un état second, refusant la petite inquiétude tapie qui tente de nous dire qu'il va falloir passer encore une semaine dans la réalité solide, attendre mercredi prochain. L'attente ne commencera que demain. D'ici là nous avons droit à quelques heures encore... Le garçon a promis de m'apprendre à jouer. Pour que je puisse faire comme lui; aller chez les gens, leur faire du bien.

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